La Franc-maçonnerie libérative et le rite de la Fraternité
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enis – Mon Frère Bruno, voilà déjà deux ans que je participe aux travaux de ta Loge[1] La Boulomie. Tu sais bien pourquoi. Un de mes aïeuls, Jacques Fontaine, fut Maçon pendant plus de cinquante ans et en double appartenance. Surtout, il fut un écrivain maçonnique prolifique : plus de 40 ouvrages et relativement peu lu, quoiqu’assez connu pour ses positions parfois hétérodoxes. Son expérience, tissée d’accords avec l’appareil de l’époque et de désobéissances, lui valut même d’être radié pendant cinq ans d’une des deux obédiences. Je l’entends d’ici clamant, sans aucun respect pour les « Très Illustres[2] », le refus d’obtempérer au règlement. Car à l’époque, les obédiences imposaient à leurs membres des règles coercitives qui défient notre conception actuelle. Nous aurons, sans doute, l’occasion d’en reparler. Comme je te l’ai dit, je suis chercheur en « humanitude », cette science récente de diffusion mondiale, qui vise à faire la synthèse des découvertes en anthropologie, sociologie, psychologie et psychanalyse, pour n’évoquer que les plus connues. À ce titre, je suis l’animateur du réseau international et je me suis rendu compte d’une chose impensable : mon aïeul Jacques Fontaine avait pressenti, comme quelques autres, ce que serait peut-être la Voie maçonnique que nous pratiquons. Certains, avant lui, s’étaient aventurés dans le futur. Je me rappelle, par exemple, Oswald Wirth, Joannis Corneloup, Jean Mourgues et d’autres, que nos Frères et nos Sœurs ne connaissent pas pour la majorité. Mais ce n’est pas grave. Il ressort de ces Frères éminents, et je suis dans leur lignée, qu’il ne faut pas s’attacher à la Franc-maçonnerie en tant « qu’organisation finie » au XVIIIe siècle : les obédiences, les règlements qui se font passer pour la Loi, le fonctionnement démocratique parfois conflictuel d’une Loge et autres traités d’amitié, de reconnaissance et, pour pousser vers la bouffonnerie, les délivrances par la GLUA de la régularité. Tout cela est daté et circonscrit culturellement par trois siècles et demi. Rien à voir avec la Voie maçonnique, qui est un parcours initiatique de souche métaphysique chrétienne, mais qui sut s’en éloigner. Nous allons voir toute cette différence qui fait que, dans la première acception, la Franc-maçonnerie est un régal pour les historiens et, dans la seconde, une voie de développement par la connaissance de soi, la générosité, le sentiment d’appartenir à un TOUT… Jacques Fontaine résuma cela dans une formule qui n’a pas pris une ride : « Une spiritualité pour agir ».
Pour aller plus loin…
« La Franc-maçonnerie n’a pas d’histoire, puisqu’elle est universelle », comme l’affirma le très éclairé Frère Jean Mourgues. Elle est un récit sans mémoire utile, avec les aspirations les plus nobles de l’homo sapiens, enrobées nécessairement au cours des époques, des cultures du moment. La notion de Tradition n’est qu’un faire-valoir pour les érudits, une réponse déguisée des historiens à l’angoissante question sans réponse : « D’où venons-nous ? ». Question perpétuelle depuis l’aube de l’humanité jusqu’au petit enfant de trois ans, avec des réponses qui n’ont jamais satisfait, que ce soit celle des religions, des occultismes, des superstitions occidentales. Mais je n’en dirais pas tant des philosophies orientales avec leurs croyances en la réincarnation, le karma et les animismes africains, continent à découvrir.
Notre Voie maçonnique s’est évertuée à répondre à deux des trois questions qui fondent le psychisme particulier de l’humanimal[3] que nous sommes, et ne cessent de le tarauder. La première, « D’où je viens ? », les parcours initiatiques et religieux s’efforcent d’apporter des réponses. La Franc-maçonnerie aussi, mais avec ses symboles. D’où vient le profane avant de franchir la porte basse ? Du cabinet de réflexion. Mais ce n’est pas si simple car, selon les possibilités, le cabinet, pour les uns, c’est la matrice maternelle d’où ils vont être expulsés à la porte basse. Pour d’autres, au contraire, le cabinet, c’est la vie profane quittée pour la Voie initiatique. Mais pourquoi pas ? Rien n’interdit, bien au contraire, de vivre les arcanes de manière contradictoire. Ce n’en est que plus égarant et plus riche ! La Voie s’est consacrée à la deuxième question : « Qui suis-je ». Elle l’a enrichie considérablement avec « Qui sont les autres ? » et « Comment puis-je les aider ? ». Ce lien très fort, entre la connaissance de soi et le retour aux actions concrètes sur la Terre des hommes, est une des plus grandes forces de la Voie qui la distingue de la Voie chrétienne, barrassée par ses croyances et ses certitudes. Quant à la dernière question, motivée par la peur de la mort : « Où allons-nous ? », nous sommes restés très vagues, les thuriféraires de l’Ordre diraient très ouverts. Nous parlons sans cesse d’aller vers la Lumière et de rejoindre l’Orient éternel. Ces imprécisions sont, en 2050, tout à fait prémonitoires dans leur flou. Plus aucun scientifique ne remet en cause les multiples espaces-temps dont le nôtre ne serait qu’un misérable échantillon, au-delà des milliards d’amas de galaxies, banalités aujourd’hui démontrées, et qu’une partie de notre vie psychique, à notre trépas, pourrit avec le corps tandis qu’une autre se détache de ce cerveau qu’elle n’a fait qu’habiter un temps. Elle retrouve ses origines : elle monte, sous forme de… vibrations, d’énergies lumineuses, de brillances étoilées… susceptibles de se mettre parfois en lien avec ceux et celles qui sont restés prisonniers de leur corps. Attention : tous ces mots, origine, monter, vibrations et autre énergies… ne sont que des mots qui décrivent, dans mon imagination, la pérégrination du psychisme intuitif extra-sensoriel.
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enis – J’ai été impressionné par les intuitions et les prémonitions de mon aïeul, entre autres sur les formes rituelles de nos Loges, car le rite est la clef ; et j’ai désiré aller plus loin. Surtout pas pour faire de l’Histoire mais pour comprendre, à l’aide des sciences humaines qui, à notre époque, sont des autorités, le questionnement millénaire de l’esprit humain à la recherche de son unité dans le grand Tout. J’ai mené, avec sept collègues de divers pays, la recherche que j’ai définie ainsi : Fragilités, permanence et grandeur de la Voie maçonnique au cours de trois cents cinquante années.
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runo Brésil – Oh là ! Denis, mon Frère, ne va pas si vite. J’ai deux questions à te poser. D’abord tu parles du rite. Pourquoi ? C’est évident, nous avons tous dans la Franc-maçonnerie libérative un rite avec autant de variantes que de Loges, que nous appelons, tu le sais, le rite de la Fraternité dans toutes les Unions de Loges. Mon autre question : Pourquoi la Voie maçonnique de style français ?
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enis – Bon, je réponds à cette première question. Notre actuel rite de la Fraternité est une synthèse, ou même un amalgame des rites anciens de style français, les plusieurs sortes de rite Écossais Ancien et Accepté, les multiples formes issues du rite français de 1786, le plus vieux rite du monde en activité à cette époque, les quelques types du rite Écossais Rectifié, et d’autres encore. En quelque sorte, notre rite de la Fraternité a puisé les meilleures richesses de ses prédécesseurs… Mais avant de répondre à ta seconde question, explique-moi ce que nous entendons aujourd’hui par « Franc-maçonnerie libérative », expression de Jacques Fontaine.
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runo - Le sens, je crois qu’il n’a pas changé, sous-tend derrière le terme juridique de « libératif » : « libérateur » et « libertaire ». Libérateur, car nous visons une Voie qui nous libère de nos chaînes intérieures et collectives. Et ce n’est pas nouveau, cette idée : voir les chaînes que nous avons gardées à l’initiation, et qui signifient bien que nous sommes des prisonniers. Platon, avec la caverne, était en phase avec les jeunes sciences humaines qui n’ont guère que 150 ans. Mais je ne suis pas sûr que la Voie maçonnique soit une école de la liberté. En tout cas, il y a quelques décennies, sa forme même ne se prêtait pas à cette évaluation.
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enis – J’en profite pour faire la différence entre les deux adjectifs. « Libératif » s’entend, pour Fontaine, comme « ce qui a comme finalité la libération de l’individu, prisonnier de ses chaînes intérieures ». En ce sens, l’Ordre a connu trois époques : opérative, spéculative et libérative. Maintenant, un système socio-économique libertaire fait référence à la liberté collective, celle de s’organiser selon des modèles qui contraignent le moins possible les citoyens et, si possible, les épanouissent. Tu vois, on est loin de la folie capitaliste ! Les modèles libertaires comme l’autogestion, la forme primitive du mutualisme, l’anarchie, du moins celle qui fut pacifique comme en Catalogne et, plus récemment, le formidable soulèvement de mai 68, si moqué par les conservateurs, sont animés par des valeurs humanistes, quasiment les mêmes que celles déclarées de tout temps par notre Franc-maçonnerie. Jusque dans les années 2030, sur les écrans et dans les déclarations enflammées de ceux et celles que l’on appelait « Grands Maîtres » ; aujourd’hui, en 2050, très concrètement dans ce que nous sommes devenus.
[1] Lodge ; huiyi.
[2] C’est ainsi que l’on appelait les responsables administratifs.
[3] Humanimal - Beau néologisme forgé par Daniel Beresniak (1933-2005).